Joël BRÉMOND et Gaëlle FAUCHARD - Introduction
joel.bremond@univ-nantes.fr
Nantes Université, Centre de recherche sur les identités, les nations et l’interculturalité, CRINI, UR1162, F-44000 Nantes, France
Gaëlle FAUCHARD
gaelle.fauchard@univ-nantes.fr
Nantes Université, Centre de recherche sur les identités, les nations et l’interculturalité, CRINI, UR1162, F-44000 Nantes, France
INTRODUCTION
Les 22, 23 et 24 juin 2022, s’est tenu à Nantes Université un colloque international et interdisciplinaire, intitulé « Crises, défis, innovations », organisé par des chercheurs réunis dans le Thème 2 du CRINI (Centre de Recherche sur les Identités, les Nations et l’Interculturalité).
Ce numéro spécial des Cahiers du CRINI, intitulé : « Crises et défis dans les échanges internationaux : supply chain et commerce, mondialisation et cultures locales », regroupe sept contributions présentées dans un atelier animé par des enseignants-chercheurs engagés dans les masters LEA « Logistique Internationale-Supply chain management » et « Commerce International » de Nantes Université. Ces chercheurs poursuivent leurs travaux sur un objet défini comme « Échanges économiques internationaux et identités culturelles ».
Ils s’appuient sur plusieurs publications collectives déjà réalisées et consacrées à ces sujets dans le cadre du CRINI : « Entreprise, cultures nationales et mondialisation » (Joël Brémond & Joël Massol, CRINI, 2007) ; « Made In. Identités nationales et emblèmes nationaux dans un espace marchand international » (Gloria Paganini & Emmanuelle Bousquet, CRINI, 2009) ; « Productions et identités locales en contexte de mondialisation N°1 » (RIELMA, 2015, Joël Brémond) et « Productions et identités locales en contexte de mondialisation, Volume 2 » (RIELMA, 2018, Joël Brémond & Géraldine Galéote).
L’objet central de leurs travaux est l’étude des spécificités propres à chaque zone géographique et culturelle dans la gestion des échanges économiques et commerciaux, ainsi que celle des stratégies implémentées pour y faire face. Ces spécificités relèvent de champs multiples tels que l’analyse des stratégies marketing (au niveau d’entreprises ou de collectivités, territoriales ou autres), des modèles économiques, des supply chains internationales, des canaux de distribution, des relations distributeurs-fournisseurs, des infrastructures et des modes de transport, des réglementations administratives locales, des modes de consommation... Ils s’attachent également aux liens entre ces échanges économiques et le fonctionnement des diverses sociétés qui en sont le théâtre.
La période actuelle, avec les crises d’une grande gravité que constituent la Covid-19 et la survenue de la guerre en Ukraine, est particulièrement propice à l’étude des répercussions de tels évènements sur l’organisation des flux de marchandises et sur les façons d’affronter les marchés commerciaux, ainsi qu’à l’observation de leurs conséquences sur ces sociétés elles-mêmes. Dans de nombreux domaines, ces répercussions sont telles que l’on peut bien parler de bouleversements. Pour autant, ces crises, certes majeures, qui frappent les esprits précisément parce que nous y sommes immergés, ne sont pas une première. D’autres, nombreuses et tout aussi graves, les ont précédées, qui ont marqué leurs époques respectives ; on pourrait citer la crise des subprimes, les conflits dans l’ancienne Yougoslavie, certains épisodes aigus de la Guerre froide, les guerres de décolonisation, ou encore les deux conflits mondiaux du début du XXe siècle, sans remonter aux grandes épidémies de peste, que la récente pandémie du Covid n’a pas manqué de rappeler.
Plusieurs contributeurs sont donc logiquement amenés à mettre en contexte les événements et les bouleversements actuels, sur un temps plus ou moins long, pour mieux montrer en quoi consistent les mutations actuelles, mais également que, de tout temps, nos sociétés et leurs acteurs économiques et commerciaux ont eu à affronter des défis et à innover, pour faire face aux crises ou tout simplement pour s’adapter à l’évolution du monde.
Les organisateurs de ces rencontres scientifiques, et de la présente publication, ont tenu à inscrire leur démarche dans la droite ligne de la vocation multidisciplinaire de la filière Langues Étrangères Appliquées. C’est donc logiquement que cet ouvrage collectif (en l’occurrence en ligne) regroupe des enseignants-chercheurs en Langues et en Matières dites d’application. S’y côtoient donc, des hispanistes (les deux organisateurs), des logisticiens, des spécialistes de marketing, ainsi qu’un anthropologue, qui apporte un regard en quelque sorte extérieur, sur le monde des échanges commerciaux internationaux.
Les coordinateurs de cet ouvrage tiennent à remercier ici les responsables du laboratoire pour cette publication dans les Cahiers du CRINI.
Cette publication s’articule en trois parties :
-1 Des supply chains à (re)penser
-2 Des marchés à (re)conquérir
-3 Des sociétés en mutation
-1 Des supply chains à (re)penser
La première section s’intéresse au management de la supply chain et, en particulier, aux évolutions, parfois violentes et subites, provoquées par les crises récentes dans l’organisation des flux de marchandises au niveau mondial, avec des conséquences souvent considérables à l’échelle locale.
L’irruption du groupe Inditex, et de ses marques fétiches, Zara, Bershka, Massimo Dutti et autres, sur le marché du textile a révolutionné le domaine de la mode. Ses milliers de points de vente, à l’échelle de la planète, en font un des tout premiers acteurs du secteur au niveau mondial. Un tel succès, et de tels volumes de production et de vente, n’impliquent-ils pas des risques de lourdeur et de perte de maitrise de la part de ses dirigeants face aux crises récentes ? Gaëlle Fauchard (Études hispaniques, Supply chain), dans son article « Inditex : particularités d’une supply chain qui se réinvente et traverse les crises », après une utile définition du supply chain management et un bref historique du groupe, nous livre ici l’essentiel des clés d’une telle réussite. Elle nous montre comment ce groupe est capable de s’adapter face aux défis passés et actuels. Dans un monde « volatile, incertain, complexe et ambigu », caractérisé par la globalisation des flux, l’externalisation de nombreuses activités, l’hyper-centricité client, la multiplication des innovations produits et un commerce de plus en plus digitalisé, ce dernier a su alléger ses structures pour gagner en agilité et mieux renforcer ses ventes en ligne. Un des atouts de cet article, qui ne fait pas l’impasse sur les effets négatifs de la fast fashion sur l’environnement, est qu’il pourra servir de base efficace à des études de cas proposées à des étudiants, de la filière LEA ou d’autres formations.
Lors des crises récentes, au-delà des aspects sanitaires et géopolitiques immédiatement visibles, le grand public a été confronté à des effets secondaires qu’il n’attendait pas : ruptures de stock (y compris de produits pharmaceutiques essentiels), pénuries, hausses de prix. Face à cette situation nouvelle, et largement inopinée, les acteurs du commerce international, et en particulier de la supply chain, ont dû repenser en profondeur leurs stratégies et leur organisation. Bruno Durand (Sciences de gestion et du management – Spécialité : Supply chain management), auteur du chapitre « La covid-19 et la guerre en Ukraine : révélateurs de la vulnérabilité des supply chains internationales ? », analyse les différentes options qui ont été privilégiées au cours des dernières décennies en matière d’entreposage et de fabrication. En fonction du contexte du moment, plusieurs stratégies ont, tour à tour, été adoptées : éclatement des stocks, centralisation extrême ou « régionalisation », suite aux priorités choisies : recherche des coûts les plus bas ou de la disponibilité des produits et de la rapidité des réapprovisionnements. Il nous montre comment le « zéro-vulnérabilité », grâce notamment au multisourcing et à une plus grande agilité des acteurs, l’emporte actuellement sur le « zéro-stock » qui a longtemps été le mot d’ordre dominant.
Pour aller vers un « verdissement » du secteur des transports, le développement du fret ferroviaire semble la voie la plus appropriée. Il permet de massifier les envois en ayant recours aux conteneurs, au transport de semi-remorques et même de camions entiers ; les « autoroutes ferroviaires » évitent ainsi les émissions de CO2 de milliers de camions. Virginie André (Sciences de gestion et du management, supply chain) et Gaëlle Fauchard (Études hispaniques, Supply chain), dans leur chapitre « L’adoption du fret ferroviaire : freins et perspectives. Étude de cas de la France et de l’Espagne », font un point sur la question, dans les deux pays, et sur les obstacles que rencontre ce mode de transport que tout désigne a priori comme vertueux. La méthode préconisée (FsQCA), déjà mise en œuvre par d’autres chercheurs pour le transport ferroviaire de passagers, et que les autrices se promettent de mettre à l’épreuve pour la France et l’Espagne, permet de dégager des priorités pour affronter ce défi, qui ne sera pas relevé sans des décisions et des engagements forts de la part des pouvoirs publics, nationaux et internationaux.
-2 Des marchés à (re)conquérir
La deuxième section regroupe des écrits consacrés à des études ou à des actions marketing caractéristiques de l’évolution des marchés commerciaux et des stratégies de commercialisation, dans le contexte actuel de crises qui exacerbent la concurrence.
Quelles sont les chances de succès d’un nouveau vin, produit dans une région vitivinicole bénéficiant d’une forte renommée, basée sur une longue tradition de production de vins fins ? En l’occurrence un vin rouge pétillant naturel en Rioja ? C’est à l’étude de cette épineuse question que se sont attelés Gwenaëlle Oruezabala, Cristina Olarte Pascual, Eva Reinares Lara et Jorge Pelegrín Borondo, (Sciences de gestion et du management, France et Espagne) : « La culture du vin comme levier de développement de nouveaux marchés : le cas du rioja », dans un contexte de marché rendu encore plus concurrentiel par la crise de la Covid. À l’aide du modèle CAN (cognitif-affectif-normatif), ils ont mené une étude basée sur un échantillon de plus de 1 000 acheteurs potentiels qui leur permet de catégoriser ce public en trois groupes, en fonction de leur niveau de culture en matière de vin. Il en ressort que plus la « culturalité », et plus précisément, plus « l’œnoculturalité » des personnes interrogées est élevée, plus ces dernières sont ouvertes à ce type d’innovation, tout en restant attachées aux produits traditionnels locaux. Dans la logique des écrits scientifiques de leur spécialité, après avoir fait un état de l’art sur le sujet et posé quelques définitions utiles, les auteurs terminent leur étude par des préconisations consistant essentiellement en des campagnes ciblées, visant chacune des catégories de consommateurs définies.
Le secteur du vin est également au centre des préoccupations du travail de Didier Bédé et Nathalie Maumon (Sciences de gestion et du management) : « L’attractivité œnotouristique à l’ère de la génération Z : utilisation et mise en œuvre de la réalité virtuelle dans une coopérative vitivinicole française ». Dans un contexte de concurrence sévère, les opérateurs se doivent de diversifier et renouveler leurs clientèles pour faire progresser leurs ventes, ou au moins les maintenir : à cet effet, la génération Z est une cible toute désignée, puisqu’elle représente un pourcentage important de la population et qu’elle est appelée à consommer dans la durée. Les auteurs ont mené une étude auprès d’un panel de cette génération, caractérisée par son recours intensif aux nouvelles technologies, avec des canaux d’information et de communication ubiquitaire, pour tester leurs réactions à l’utilisation de casques de réalité virtuelle pour des expériences d’œnotourisme. Celles-ci ont été menées en partenariat avec une coopérative vinicole de la région de Gaillac, la Cave de Labastide, susceptible de développer des visites oenotouristiques virtuelles. Les auteurs montrent les apports et les limites du recours à la réalité virtuelle et fournissent à la cave des recommandations managériales issues de leur étude.
-3 Des sociétés en mutation
La troisième section présente certains défis auxquels se heurtent nos sociétés, en permanence, mais de façon plus brutale lors de périodes de crises. L’Espagne a-t-elle trouvé une solution définitive pour gérer ses ressources en eau ? Le commerce international est-il susceptible d’évoluer vers des pratiques plus éthiques ?
Face au dérèglement climatique en cours, de nombreux citoyens de pays à climat réputé tempéré, dont la France, prennent conscience que l’eau est un bien précieux et dont la disponibilité immédiate et systématique n’est pas acquise une fois pour toutes. Dans son article « La gestion de l’eau en Espagne. Défi permanent, crises, innovations, écueils », Joël Brémond : (Études hispaniques, Civilisation de l’Espagne, spécialiste du domaine LEA), montre que l’Espagne, dont une grande partie du territoire a longtemps été pénalisée par des pénuries dans ce domaine, a, par la force des choses, été amenée à mettre en œuvre une politique volontariste de gestion de cette ressource primordiale. Il analyse les différentes mesures retenues, qui ont largement contribué au décollage économique du pays pendant la deuxième moitié du XXe siècle, permettant ainsi un développement considérable du tourisme, de l’agriculture et même de l’industrie. En contrepoint, il pointe également les limites des solutions mises en place et les tensions sociétales qu’elles occasionnent.
Dans son étude intitulée : « Au-delà de la binarité nord-sud : la neutralité sociale comme éthique de la marchandise dans la mondialisation », Adolphe Badiel (doctorant en Anthropologie) nous propose d’examiner la mondialisation sous l’angle de l’anthropologie sociale et culturelle. Il montre que la catastrophe du Rana Plaza au Bengladesh en 2013 constitue une alarme majeure quant aux dysfonctionnements de la mondialisation des échanges et quant à la violence qui la caractérise. Pour lui, la globalisation actuelle permet aux donneurs d’ordres d’externaliser la violence sociale vers les pays pauvres, où la protection sociale est moindre, pour alimenter la consommation dans les pays favorisés. Dans un contexte où émergent les concepts de responsabilité sociétale des entreprises et de consommation éthique, il préconise ce qu’il nomme la neutralité sociale comme fondement d’une éthique de la marchandise. Cet article constitue en quelque sorte un pas de côté par rapport aux autres contributions de cette publication, souvent plus « techniques ». À ce titre, il constitue un élément utile pour une bonne appréhension du monde des échanges internationaux.
Enfin, en cohérence avec la vocation professionnalisante de la filière Langues Étrangères Appliquées, un document vidéo reprend les principaux éléments d’une table ronde réunissant des alumni du Master LEA « Logistique Internationale-Supply chain management », et intitulée « Comment faire émerger des compétences de manager dans le secteur de la logistique internationale ? Les rôles complémentaires de l’Université et de l’entreprise ».
Enregistrement accessible via le lien ci-dessous :
Lien vers l’enregistrement :
https://www.youtube.com/watch?v=oB0Cf4VbvT8
Le manager formé à l’Université doit désormais être capable de répondre à des objectifs non seulement économiques mais également sociétaux. Il doit pouvoir atteindre les objectifs de performance fixés par son entreprise tout en sachant mobiliser les membres de ses équipes pour y parvenir. Il se fonde alors sur son expertise technique et engage sa responsabilité dans l’atteinte des résultats. Le bon « manager » est perçu comme celui qui sait donner une fiche de route claire et transparente. Il est exemplaire et sait faire preuve de sensibilité vis-à-vis de ses équipes. C’est une personne congruente capable de créer un collectif tout en donnant l’opportunité à chacun d’accroître ses compétences. Cette mission de management peut représenter un challenge stimulant dès lors que le manager est outillé et formé pour coordonner les salariés, déjouer les difficultés rencontrées, résoudre les problèmes ou conflits qui se posent et maintenir son cap.
Écoutons cet enregistrement organisé comme un livre en chapitres où six alumni du Master LEA « Logistique internationale & Management de la Supply Chain » de Nantes Université présentent leurs parcours et répondent à la problématique suivante : Comment faire émerger les compétences propices chez le manager qui évolue dans cet environnement en mutation, notamment dans le secteur de la logistique internationale ?
Ces alumni montrent que les formations universitaires conduisent assez naturellement vers la prise en main de fonctions d’experts techniques et de gestion de projets où la dimension managériale n’est pas nécessairement présente. Lorsqu’ils gravissent les échelons, la fonction de manager apparaît alors comme une marque de réussite. Ils constatent que les qualités de managers ne s’improvisent pas. Ils énoncent donc des pistes afin que les futures générations soient encore davantage formées au management opérationnel dans un environnement de plus en plus fluctuant.
Table ronde du 24 juin 2022, animée par Gaëlle FAUCHARD, Enseignante Chercheuse de Nantes Université et Bruno DURAND, Enseignant Chercheur de l'Université Paris Nanterre et l’un des créateurs du Master LEA Logistique internationale & SCM de Nantes Université. Bruno Durand retrouve à cette occasion six de ses alumni :
Sylvain BODINIER, Responsable S&OP Supply chain, BRIDOR
Marion CAPOT, Consultant Process, DACHSER France
Lorena CELTON, Supply chain Manager, PRODLAB
Marion GLOAGUEN, Chargée d'études Transport - Supply chain, SODEBO
Emilie MAURICE, Demand & Supply planner, MEDLINE INTERNATIONAL FRANCE SAS
Jimmy PIERRE, Responsable Commercial, TRANSPORT NTL France
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Consulté le 4 octobre 2024