• Du 03 février 2023 au 31 janvier 2024
    Campus Tertre
    Nantes Université - FLCE
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  • Le colloque se tiendra à Nantes les 4 et 5 avril 2024.

La journée d'étude sera consacrée au thème de la bigarrure des catégories sociales médiévales professionnelles, culturelles, et cultuelles; des modes de représentation textuelle et visuelle (sculpture et peinture) de l’hétérogénéité des groupes socio-professionnels ou religieux ; des modes de vie et habitus socio-culturels observables au sein d’une population en perpétuelle évolution au rythme des bouleversements politiques et économiques et des avancées dans le domaine des idées, du droit, et des savoirs du monde médiéval. Les propositions de communications d’un maximum de 250 mots, accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique, sont à envoyer à agnes.blandeau@univ-nantes.fr et frederic.alchalabi@univ-nantes.fr d’ici le vendredi 26 janvier 2024.

L’expression postmédiévale ‘fabric of society’ évoque la complexité des relations entre individus d’une même classe ou entre personnes de catégories sociales distinctes, ainsi que le rappelle Peter Brown (Geoffrey Chaucer. Authors in Context, Oxford, O.U.P., 2011, p. 26). L’anglais ‘fabric’ renvoie au terme français fabrication, donc à l’idée d’un ‘édifice’ au sens de construction artificielle réunissant diverses composantes pour former une structure hétérogène, comme celle de la société humaine. Fabric relève de l’imagerie textile, du tissu, entrelacs camaïeu ou bariolé de fils de natures et de tons semblables ou au contraire différents. Par ailleurs, dans l’Angleterre tardomédiévale, la diversité sociale est pensée en termes anatomiques d’entité corporelle hiérarchique présidée, au-dessous de l’instance divine, par le monarque, et au sein de laquelle chaque membre se voit assigner une place immuable et remplit une fonction prédéterminée. Comme l’a fait écrire Alphonse X dans la deuxième des Siete Partidas élaborées en Castille au XIIIe siècle, le roi est comme la tête d’un corps ; à ce titre, il dirige les autres membres.

Dépeinte par Geoffrey Chaucer dans ses Canterbury Tales, la société anglaise traverse une série d’épreuves politiques et économiques dans le contexte tourmenté des épisodes successifs d’épidémie de peste aggravés par la Guerre de Cent Ans, les jacqueries alimentées par une taxation abusive, et la simonie ambiante qui caractérise l’institution ecclésiale vivant dans une opulence sévèrement condamnée par Wyclif. Les observateurs prennent conscience de l’essor d’une nouvelle catégorie de la population, la middling sort, dont le poids économique, les comportements et les principes moraux modifient l’environnement social, même si les mentalités demeurent imprégnées de la traditionnelle conception tripartite qui inféode les laboratores à ceux qui combattent et à ceux qui prient, indissociables de ceux qui gouvernent. À partir du XIIIe siècle, cependant, « toutes les composantes initiales des premiers patriciats urbains tendent à converger, pour ne plus former qu’une seule et même classe dirigeante » (Boucheron Patrick, Menjot Denis, La ville médiévale. Histoire de l’Europe urbaine 2, Paris : Éditions du Seuil, 2011, p. 329) au point que, dans certaines villes allemandes, les patriciens adoptent le comportement des membres de la noblesse : des marchands de Magdebourg fondent des tables rondes sur le modèle arthurien ; des marchands de Cologne organisent des tournois en 1235. Pour leur part, un siècle plus tard, John Gower et William Langland constatent avec amertume la désagrégation, voire le bouleversement, des liens d’interdépendance entre les états d’une société tournée résolument vers le profit, la concurrence, et la satisfaction des intérêts matériels au détriment du souci de l’autre et de la préoccupation du salut de l’âme.

En d’autres termes, le pouvoir doit composer avec une population en pleine transformation. Pour reprendre la métaphore textile, cette population est comparable à un patchwork, à une tapisserie à motifs et à teintes multiples. C’est cette intrigante bigarrure de la société que scrutent d’un œil d’entomologiste et/ou de sociologue certains chroniqueurs (comme celui du Brut, or The Chronicles of England), cléricaux tels que le Bénédictin Thomas Brinton, compilateurs de sermons, et poètes. Le regard que ces auteurs portent sur leur temps prend la mesure de l’éclectisme socio-professionnel, perçu avec acuité. Le recueil de contes de Chaucer, comme Le Décameron de Boccace qui le précède de quelques décennies, tend un miroir à une foule médiévale bouillonnante, à un agrégat de groupes, communautés, états, et types d’individus. D’autres écrivains – comme Francesc Eiximenis (1330-1409) dans le Crestià – divisent la société urbaine médiévale en trois corps, ce qui témoigne de la diversité des profils des habitants des cités du Moyen Âge.

Cette diversité des profils se lit dans le large éventail des productions littéraires. Aux XIVe et XVe siècles en Angleterre les auditeurs de prêches et d’homélies comme les lecteurs de manuels catéchistiques et dévotionnels apprécient les romances (Sir Orfeo, The Erle of Tolous) autant que les commentaires des préceptes divins (Dives and Pauper). Baigné de religiosité, le public est friand de « gentilesse », de « moralitee », de « hoolynesse » mais se délecte également des contes à rire. L’imagination des médiévaux se nourrit de fables qui suscitent des pensées profanes autant que de la prose édifiante de la pastoralia, qui diffuse une théologie normative parmi le clergé et les laïcs qu’il s’agit de préparer à un examen de conscience. En filigrane des bourdes (avatars anglais du fabliau) ou des exempla de sermons, entre autres, se dessine un paysage social, fait de touches et de nuances variées, où évolue un peuple « dans tous ses états », ou plus exactement des populations qui se côtoient, allant des nobles et religieux oisifs au monde paysan des campagnes, moins représenté que les métiers de la ville.

Cette foule est à l’occasion qualifiée de bigarrée. Usité notamment en héraldique, ce qualificatif fait référence à un assemblage, une concentration de traits, de pièces, et de figures hétéroclites. Michel Pastoureau voit dans l’habit rayé au Moyen Âge un insolite mélange de couleurs, indice d’une marginalité hétérodoxe. (Michel Pastoureau, Rayures. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris : Seuil, 1995). Le préfixe bi indique la juxtaposition de deux teintes, et garré décrit la teinte du pelage d’un animal en ancien français. Concernant le tissu social médiéval, l’absence d’uniformité suscite la curiosité tout en laissant perplexe. En effet, comment interpréter ce déroutant mais stimulant éclectisme que révèlent la lecture des textes et l’étude de l’iconographie de l’époque ? 

D’une part, la bigarrure évoque le miroitement, l’éclat rehaussé de la chamarrure, de la diaprure généralement associée à la description de tenues vestimentaires ainsi que d’ornements artistiques. D’autre part, bigarrure connote un bariolage, un assortiment bizarre et désordonné parfois exagérément voyant, qui attire en même temps qu’il déconcerte. Qui plus est, dans un registre prosaïque loin du chatoiement raffiné des riches draperies, le terme bigarrure revêt une acception horticole, celle d’une maladie à virus de la pomme de terre, caractérisée par l’apparition de taches nécrosées le long des nervures des feuilles. En résumé, la bigarrure décrit la nature composite d’un ensemble à la fois chatoyant, donc agréable à l’œil, et bariolé, donc hybride et criard.

Appliquée aux sociétés médiévales des mondes chrétien, musulman et juif, l’image de la foule multicolore recouvre la réalité d’individus rassemblés notamment en métiers, en corporations, en communautés religieuses, en ordres mendiants, et en cours seigneuriales. Ce sont non seulement les traits définitoires et les comportements de ces différents groupes sociaux mais aussi leurs interactions qui retiendront notre attention. Les médiévistes, spécialistes de la littérature, quelle que soit la langue, de l’histoire et / ou du droit, quelles que soient la période et l’aire géographique, sont invités à s’interroger sur la pluralité des sociétés médiévales, dont l’étoffe moirée, jaspée, ou la texture gangrénée par un mal quelconque fournit un passionnant objet d’étude à multiples facettes, encore loin d’être complètement exploré. Le croisement des lectures historiques et des approches littéraires des textes et des iconographies enrichira la réflexion sur la palette multicolore des formes et nuances présentes dans le polyptyque des sociétés médiévales.

La journée d’étude portera sur le thème de la bigarrure

- des catégories sociales, professionnelles, culturelles, cultuelles

- des modes de représentation textuelle et visuelle (sculpture et peinture) de l’hétérogénéité des groupes socio-professionnels ou religieux, parmi d’autres. (Un large spectre de genres littéraires reflète la bigarrure sociale, de l’exemplum du sermon au récit comique comportant des accents satiriques, par exemple.)

- des modes de vie et habitus socio-culturels observables au sein d’une population en perpétuelle évolution au rythme des bouleversements politiques et économiques et des avancées dans le domaine des idées, du droit, et des savoirs.

Les propositions de communications d’un maximum de 250 mots, accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique, sont à envoyer à agnes.blandeau@univ-nantes.fr et frederic.alchalabi@univ-nantes.fr  d’ici le vendredi 26 janvier 2024.

Quelques références bibliographiques à titre indicatif :

Billen Claire, Blondé Bruno, Boone Marc Van Bruaene Anne-Laure,   Faire société au Moyen Âge : histoire urbaine des anciens Pays-Bas (1100-1600), Paris : Classiques Garnier 2021.

Boucheron Patrick, Menjot Denis, La ville médiévale. Histoire de l’Europe urbaine 2, Paris : Éditions du Seuil, 2011.

Chamboduc de Saint Pulgent Diane et Dejoux Marie, dir. (études réunies par), La fabrique des sociétés médiévales méditerranéennes. Le Moyen Âge de François Menant, Paris : Éditions de la Sorbonne, 2018.

Freedman Paul, “Rural Society”, in Jones Michael, ed., The New Cambridge Medieval History VI (c.1300-c.1415), Cambridge : Cambridge University Press, 2000, 82-101.

Gorochov Nathalie, De Las Heras Amélie, Fossier Arnaud, Fourcade Sara, Touati François-Olivier, dir., Écrit, pouvoirs et société : Occident, XIIe-XIVe siècles, Neuilly : Atlande DL, 2020.

Grévin Benoît, Nef Annliese, Tixier Emmanuelle, éds., Chrétiens, juifs et musulmans dans la Méditerranée médiévale : étude en hommage à Henri Bresc, Paris : De Boccard, 2008.  

Hindley Alan, dir., Drama and Community: People and Plays in Medieval Europe, Book Series “Medieval Texts and Cultures of Northern Europe, 1”, Turnhout : Brepols Publishers, 1999.

Jones Michael, ed., The New Cambridge Medieval History VI (c.1300-c.1415), Cambridge : Cambridge University Press, 2000.

Leguay Jean-Pierre, “Urban Life”, in Jones Michael, ed., The New Cambridge Medieval History VI (c.1300-c.1415), Cambridge : Cambridge University Press, 2000, 102-123.

Mazzoli-Guintard Christine, Vivre à Cordoue au Moyen Âge : solidarités citadines en terre d’Islam aux Xe-XIe siècles, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2003.

Rigby Stephen and Minnis Alastair, eds., Historians on Chaucer: the 'General Prologue' to the 'Canterbury Tales', Oxford : Oxford University Press, 2014.

Vincent Catherine, Église et société en Occident : XIIIe-XVe siècles, Paris : Armand Collin, 2009.